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Quarto

Quarto n°131

Ravages du bien-être

Collectif

Résumé

À l’heure où l’affirmation de soi a le vent en poupe par la multiplication de pratiques visant le bien-être, la psychanalyse lacanienne nous permet de faire un pas de côté et de se dégager des oripeaux imaginaires enserrés dans les mouvements feel good actuels. Elle nous invite à emprunter la voie du consentement à l’expérience du désir pour ne pas sombrer dans l’abîme des « ravages d’un bien-être » aveuglant.

Éditorial :

« La solitude la plus parfaite n’est-elle pas celle où l’on est soi-même absent ? (1) » N’est-ce pas au creux de cette solitude que se loge l’acmé de l’intime, ce point d’altérité radicale où cogne le réel propre à chacun, toujours prêt à resurgir dans un cri étouffé ?

« Que chacun fasse référence à sa vie. Est-ce qu’il a, ou non, le sentiment qu’il y a quelque chose qui se répète dans sa vie, toujours la même, et que c’est ça qui est le plus lui.(2) » À l’heure où l’affirmation de soi a le vent en poupe par la multiplication de pratiques visant le bien-être, ce parallèle vivifiant que fait Lacan entre la répétition et ce « plus lui » est plus que jamais précieux. Qu’entendre derrière ce « plus lui » si ce n’est le caillou dans la chaussure revenant toujours au même endroit du chemin, impossible à dire qui œuvre contre le bien-être et la tranquillité ? En l’articulant à la répétition, Lacan nous emmène vers d’autres contrées, loin des oripeaux imaginaires enserrés dans les mouvements feel good actuels. Il nous invite, comme nous le rappelle Clotilde Leguil, à emprunter la voie du consentement à l’expérience du désir, « expérience à laquelle nous avons affaire dans la clinique tant comme psychanalyste que comme analysant », seule voie pour ne pas se laisser sombrer dans l’abîme des « ravages d’un bien-être » aveuglant, pour reprendre la formule de Ligia Gorini à qui nous devons le titre de ce numéro.

Et c’est là que le bât blesse, l’expérience de l’intime est battue en brèche par une dépathologisation sauvage. « Il n’est plus question de parler de psychose, ni de décrire les modes de formations de l’inconscient […] il y a une pulvérisation du savoir » comme le pointe Carole Dewambrechies-La Sagna. L’air du temps n’est plus à la « division subjective mais [à] une certitude généralisée. Plus de dialectisation mais une autonomie de l’affirmation de soi » ajoute Philippe De Georges. Et pourtant, dans ce contexte, on pourrait s’étonner de la facilité avec laquelle s’invite sur la scène de la santé mentale un foisonnement de diagnostics auxquels se soumettent les individus avec une docilité surprenante. Loin de s’apercevoir du rapt dont ils font l’objet, ils se laissent prendre dans les mailles d’un ersatz de soulagement. Mais de quoi sont-ils soulagés si ce n’est de l’expérience de la parole elle-même, cette parole qui tend vers un vouloir savoir auquel est intimement articulé le corps « sous les espèces de la matérialité du signifiant » comme le rappelle Virginie Leblanc ? L’écriture de Joy Sorman dresse un portrait haut en couleurs du désert de la parole qui a pris les hôpitaux psychiatriques en otage. La société actuelle rejette la folie, elle n’en veut plus rien savoir « alors même que se joue à l’asile le destin de l’humanité ». Une déresponsabilisation généralisée a pris le pas sur un concernement au profit du rouleau- compresseur de l’administration.

Le « plus personne n’est fou » que relève Anaëlle Lebovits-Quenehen est bien loin du « tout le monde est fou » amené par Lacan (3). Si dans ce dernier aphorisme, une place de choix est réservée au bricolage de chacun, dire que plus personne n’est fou, c’est gommer toute différence alors même qu’à la question « Qu’est-ce qu’un fou ? », Lacan répond : « Quelqu’un de parfaitement normal (4) ».

« Nous ne reviendrons pas sur la disparition de la clinique » prévient Jacques-Alain Miller. En revanche, il est question de réfléchir à la façon dont il convient de qualifier la pratique de la psychanalyse, « devenue le refuge de la clinique » comme le souligne C. Dewambrechies-La Sagna. En distinguant la dépathologisation sauvage et la dépathologisation lacanienne, Francesca Biagi- Chai ouvre une piste : il s’agit de viser à maintenir les arêtes du réel. C’est ce que l’art a compris depuis longtemps : cerner la chose, lui donner un contour. Consentir à l’expérience d’une langue qui réveille afin de tracer l’épure de ce point le plus intime.

Céline Poblome-Aulit

1  Millot, C., O Solitude, Paris, Gallimard, 2011, p. 159.

2 Lacan J., « Le jouir de l’être parlant s’articule », La Cause du désir, no 101, mars 2019, p. 13.

3 Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », Ornicar ?, n°17/18, printemps 1979, p. 278.

4 Cité dans Leguil F., « Nihil novi sub sole », La Cause du désir, no 98, mars 2018, p. 21.

 

Points forts :

  • La publication de la journée Question d’Ecole intitulée « Tout le monde est fou. La dépathologisation de la clinique »
  • Une interview de Joy Sorman à propos de son livre A la folie
  • Une rencontre avec le réalisateur Joachim Lafosse
  • Une rubrique sur le concept de la Répétition

Sommaire :

Éditorial

Céline Poblome-Aulit

Le savoir psychanalytique à ciel ouvert

Virginie Leblanc, Du langage à lalangue : matérialité de l’inconscient

Question d’École : Tout le monde est fou. La dépathologisation de la clinique

Éric Zuliani, Préambule

Sur les dépathologisations
Ligia Gorini, La dépathologisation : quelques remarques
Carole Dewambrechies-La Sagna, Discerner / évaluer
Francesca Biagi-Chai, La dépathologisation lacanienne et l’autre

Qu’entend-on par singularité ?
Philippe De Georges, L’ornithorynque et la psychanalyse
Guilaine Guilaumé, Plaidoyer pour la différence absolue
Christiane Alberti, L’enfance, berceau de la démocratie

Folie scientiste
Hervé Castanet, La Thèse neuro : pathologisation généralisée et démocratie sanitaire
Sylvie Berkane-Goumet, À chacun sa folie
Philippe La Sagna, Dépathologiser ou démédicaliser : la forclusion du symptôme
Anaëlle Lebovits-Quenehen et Éric Zuliani, Perspectives

Éclats de folie

À la folie. Entretien avec Joy Sorman par Solenne Albert
Les Intranquilles. Rencontre avec Joachim Lafosse par Maud Ferauge, Yves Depelsenaire et Céline Poblome-Aulit

Consentement au désir

Clotilde Leguil, Sur la jouissance féminine, un frayage lacanien
Patricia Bosquin-Caroz, Le désir de désir insatisfait

Vers le Congrès de la New Lacanian School : Fixation et Répétition

Alexandre Stevens, Fixation et Répétition
Véronique Voruz, La « racine du symptôme »
Guy Poblome, De la répétition dans l’autisme
Alfredo Zenoni, La répétition, de Freud à Lacan

Des nouvelles de la séance analytique

Philippe Stasse, Du parent traumatique à l’analyste traumatique
Vilma Coccoz, Du nouveau pour la séance analytique

Cabinet de lecture

Dominique Corpelet, Anne Teresa De Keersmaeker, tourner en spirale autour de la Chose
Ginette Michaux, Tomber des nues de Nathalie Georges-Lambrichs, un événement de corps